Quels enjeux pour la future législation européenne sur les crédits carbone agricoles ?

Du 6 au 8 févri­er se tient à Stras­bourg le Con­seil informel AGRIFISH. En dehors des six for­ma­tions agri­coles du Con­seil qui sont présidées par la France entre jan­vi­er et juin 2022, ces ren­con­tres informelles, non pas à Brux­elles mais dans le pays déten­teur de la prési­dence, sont l’occasion pour celle-ci de pro­pos­er une réu­nion de tra­vail en dehors des cadres insti­tu­tion­nels habituels du Con­seil. Au pro­gramme fig­ure notam­ment, la ques­tion du stock­age de car­bone en agriculture. 

A cette occa­sion, Pour une autre PAC expose ici les enjeux de cette approche de l’agriculture comme pour­voyeuse de solu­tions pour le stock­age de car­bone et la marchan­di­s­a­tion qui en découle via l’émission de crédits car­bone. Présen­tés comme des com­plé­ments de rémunéra­tion pour les paysan.nes, ces derniers pour­raient-ils, à terme, rem­plac­er les aides directes de la PAC ?  Quelles en seraient les con­séquences sur la voca­tion ali­men­taire de l’activité agricole ?

Agriculture et carbone : rappels théoriques

Quelques rap­pels s’imposent pour bien com­pren­dre le lien entre agri­cul­ture et car­bone. Les émis­sions directes agri­coles de gaz à effet de serre (GES) sont issues de trois gaz : CO2 (1%), méthane (55%) et pro­toxyde d’azote (45%), dont les pou­voirs réchauf­fants globaux sont respec­tive­ment 28 et 298 fois supérieur à ceux du CO2 à un hori­zon de 100 ans. Ain­si, la ges­tion des ter­res cul­tivées est émet­trice de GES, mais pas en majorité de CO2, loin de là. Sur ce seul gaz, on estime que les ter­res cul­tivées ont un bilan assez équili­bré en ter­mes de CO2 (si l’on met de côté les émis­sions liées au car­bu­rant et à l’électricité, ain­si que les change­ments éventuels d’affectation des ter­res, lorsque des forêts sont con­ver­ties en espaces cul­tivés par exem­ple). C’est donc si l’on prend en compte les émis­sions indi­rectes et le change­ment d’affectation des ter­res que le bilan car­bone (unique­ment CO2) de l’agriculture est un peu plus alarmant.

En résumé, l’atténuation des émis­sions de GES liées à la ges­tion des ter­res cul­tivées doit donc vis­er prin­ci­pale­ment la réduc­tion per­ma­nente du méthane et du pro­toxyde d’azote (dont les sources prin­ci­pales sont respec­tive­ment l’élevage inten­sif et les engrais de syn­thèse), et moins du CO2. Enfin, les moyens d’amélioration du bilan car­bone du secteur agri­cole dans son entier sont bien loin de se trou­ver seule­ment dans l’optimisation des pra­tiques culturales.

Agriculture bas-carbone : quelles pratiques pour quels bénéfices ?

L’agriculture dite « bas car­bone » est un des dossiers pri­or­i­taires sur lesquels la France espère engranger des avancées. Au mois de décem­bre, une com­mu­ni­ca­tion de la Com­mis­sion européenne sur « les cycles durables du car­bone »  a été pub­liée et pose les pre­miers jalons stratégiques d’une con­tri­bu­tion de l’agriculture dans le stock­age du car­bone, dans la bio­masse et les sols agri­coles. Par­mi les moyens envis­agés pour encour­ager les pra­tiques de séques­tra­tion car­bone, fig­urent les finance­ments publics (notam­ment ceux de la PAC), mais égale­ment le développe­ment de la vente de crédits car­bone sur le marché. Les détails de cette ambi­tion devront se traduire, a pri­ori en fin d’année 2022, par une propo­si­tion lég­isla­tive de la Com­mis­sion européenne, qui devrait clar­i­fi­er quelles pra­tiques pour­ront être recon­nues comme favor­ables et ain­si béné­fici­er d’une cer­ti­fi­ca­tion au titre des crédits car­bone. Une con­sul­ta­tion publique s’ouvrira par ailleurs cette semaine sur cette future lég­is­la­tion. Les prob­lèmes de réversibil­ité ou encore de dif­fi­culté de compt­abil­i­sa­tion pro­pres au secteur des ter­res sont par­mi les prin­ci­pales inter­ro­ga­tions à lever.

En France, le label bas-car­bone encadre depuis 2019 la val­ori­sa­tion de pra­tiques bonnes pour le cli­mat. Le Réseau Action Cli­mat a néan­moins démon­tré que ce label n’induit pas de change­ment struc­turel et sys­témique des pra­tiques agri­coles et risque au con­traire de dés­inciter à l’adoption des pra­tiques agroé­cologiques. Pour­tant, Julien Denor­mandie a invité, le 31 jan­vi­er dernier, lors d’une table ronde, les acteurs publics et privés à inve­stir dans les crédits car­bone agri­coles nationaux sur la base de cette cer­ti­fi­ca­tion. Au niveau nation­al, comme au niveau européen, la France sem­ble donc faire de la séques­tra­tion car­bone la nou­velle solu­tion aux prob­lèmes écologiques mais égale­ment économiques qui pèsent sur le monde agri­cole. Pour­tant, ces derniers passent totale­ment à côté de l’enjeu ali­men­taire, en plus de présen­ter des risques non nég­lige­ables pour les paysan.nes comme pour l’environnement.

Des financements publics de la PAC insuffisamment mobilisés pour l’atténuation du changement climatique

Si l’on porte atten­tion aux sou­tiens de la PAC, les crédits car­bone agri­coles sont comme un panse­ment sur une jambe de bois. Les 54 mil­liards d’euros que l’UE affecte à la PAC chaque année sou­ti­en­nent trop peu les sys­tèmes favor­ables au cli­mat et à la bio­di­ver­sité, en plus du fait que le sys­tème d’aides reste trop per­mis­sif à l’égard des pra­tiques néfastes (retourne­ment des prairies et mise en cul­ture des tour­bières par exem­ple). Miser sur les mécan­ismes inci­tat­ifs com­plé­men­taires d’origine privée, alors que les aides de la PAC ne sont tou­jours pas ciblées en fonc­tion des béné­fices envi­ron­nemen­taux des pra­tiques agri­coles, est une grave erreur. Pour Pour une autre PAC, c’est en pri­or­ité l’ar­gent pub­lic de la PAC qui doit servir à réori­en­ter notre mod­èle agri­cole, notam­ment en val­orisant les pra­tiques vertueuses à la fois pour le cli­mat et la bio­di­ver­sité, mais aus­si pour le dynamisme économique des zones rurales, tournées en pri­or­ité vers la four­ni­ture d’une ali­men­ta­tion de qual­ité acces­si­ble à tous. Or, dans le cadre des crédits car­bone agri­coles, il n’est plus ques­tion de l’agriculture comme une activ­ité essen­tielle pour­voyeuse d’une nour­ri­t­ure saine, mais comme un sup­port d’investissement pour des acteurs privés, générant des mécan­ismes de spécu­la­tion et d’accaparement, comme ceux déjà observés dans le secteur  foresti­er de la com­pen­sa­tion carbone.

Les débats qui auront lieu ces jours-ci à Stras­bourg sont donc d’une impor­tance majeure pour l’avenir de l’agriculture : ils pour­ront dessin­er la voie d’un marché des crédits car­bone agri­coles, une solu­tion pré­ten­du­ment mag­ique pour lut­ter con­tre le change­ment cli­ma­tique et pour amélior­er le revenu des agricul­teurs. Mais rien n’est moins sûr, tant que le sys­tème agri­cole pro­duc­tiviste ne sera pas remis en cause et que la PAC le sou­tien­dra aveuglément.

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