Cela fait par­tie des mots d’ordre de la Com­mis­sion à l’issue du com­pro­mis poli­tique trou­vé fin juin sur la réforme de la PAC : cette future PAC, en plus d’être « plus verte », devrait être « plus juste ». Injuste, dif­fi­cile de nier que le sys­tème actuel de la PAC l’est. Actuelle­ment, 80% des fonds de l’UE ne vont qu’à 20% des béné­fi­ci­aires : une iné­gal­ité dans la dis­tri­b­u­tion des aides qui tend à faire dis­paraître les petites et moyennes fer­mes. De 2003 à 2013, un quart des fer­mes européennes ont mis la clé sous la porte ; 96% d’entre elles dis­po­saient de moins de 10 hectares. Des chiffres alar­mants qui devraient inciter à pren­dre des dis­po­si­tions fortes pour que les aides de la PAC ail­lent en pri­or­ité aux fer­mes pour­voyeuses d’emploi. Même si 70% des fonds européens sont actuelle­ment alloués à l’hectare, cer­tains dis­posi­tifs de la PAC per­me­t­tent en effet de cor­riger les mécan­ismes générant iné­gal­ités, agran­disse­ment et dis­pari­tion des fermes. 

Mais que prévoit réelle­ment le règle­ment européen en matière de redis­tri­b­u­tion, d’équité et de respect des normes sociales ? Cette nou­velle PAC sera-t-elle à la hau­teur des défis à relever comme le main­tien de fer­mes à taille humaine, dont dépend notam­ment large­ment le renou­velle­ment urgent des généra­tions agricoles ? 

Des innovations timides dans la proposition de la Commission, complétées par des amendements du Parlement

La propo­si­tion de règle­ment de la Com­mis­sion européenne, mise sur la table en juin 2018, com­porte cer­taines inno­va­tions en matière de redis­tri­b­u­tion, notam­ment l’obligation de pla­fon­ner les paiements directs. La propo­si­tion de règle­ment con­tient égale­ment une dis­po­si­tion exis­tante dans la précé­dente pro­gram­ma­tion, le « sché­ma pour les petits agricul­teurs », qui per­met de cibler via un paiement for­faitaire les fer­mes ne béné­fi­ciant pas ou très peu des aides de base à l’hectare.

Suite à cela, les États mem­bres ont amoin­dri cer­taines des ces inno­va­tions, pro­posant notam­ment de ren­dre fac­ul­tatif le pla­fon­nement. Ce sont essen­tielle­ment les amende­ments votés par le Par­lement européen qui ont pro­posé une hausse de l’ambition sociale du règlement :

  • Instau­ra­tion d’une con­di­tion­nal­ité sociale (respect de la lég­is­la­tion européenne sur le droit du tra­vail pour être éli­gi­bles aux aides)
  • Pla­fon­nement et dégres­siv­ité obligatoires
  • Con­ver­gence interne des droits à paiement à 100%, per­me­t­tant ain­si d’harmoniser d’ici 2026 la valeur des paiements de base (ils vari­ent aujourd’hui forte­ment d’une région à l’autre), là où Com­mis­sion et Con­seil pro­po­saient une con­ver­gence par­tielle à l’horizon 2026.
  • Paiement redis­trib­u­tif ren­du oblig­a­toire et instau­ra­tion d’un min­i­mum budgé­taire. Il s’agit d’un paiement qui cible les pre­miers hectares d’une ferme, au béné­fice donc des petites et moyennes structures.

Le Par­lement a égale­ment amendé l’article relatif au « sché­ma pour les petits agricul­teurs », en pro­posant l’instauration d’un pla­fond à 1250 euros (lim­i­tant de fait son acti­va­tion dans des États mem­bres au niveau de vie élevé, dans lesquels ce mon­tant for­faitaire serait dérisoire pour la majorité des fermes).

Con­traire­ment au Par­lement européen, le Con­seil a mil­ité pour que le plus de marges de manœu­vre pos­si­ble soient lais­sées aux États mem­bres, refu­sant ain­si le car­ac­tère oblig­a­toire de la plu­part des mesures et leur car­ac­tère trop con­traig­nant dans le règle­ment européen.

La France en faveur de la conditionnalité sociale mais a minima sur les mesures de ciblage et de redistribution

Durant la phase de tri­logues, visant à par­venir à un com­pro­mis entre Con­seil et Par­lement sur la base de leur posi­tion respec­tive, le Con­seil a freiné des qua­tre fer sur l’architecture sociale et notam­ment sur la propo­si­tion du Par­lement instau­rant une con­di­tion­nal­ité sociale. Si la France a été l’un des rares États mem­bres à se posi­tion­ner en faveur de cette mesure, Julien Denor­mandie s’est en revanche exprimé con­tre la mise en œuvre oblig­a­toire du pla­fon­nement et de la dégres­siv­ité des aides, défen­dant ain­si la posi­tion com­mune du Con­seil des min­istres. Les autres posi­tions défendues par le min­istre ont pu se résumer ain­si : faire en sorte que les pre­miers arbi­trages sur le Plan Stratégique Nation­al de la France ne doivent pas être revus à la hausse suite à l’accord en tri­logues. La France a ain­si mil­ité pour que le règle­ment européen cor­re­sponde finale­ment aux ambi­tions qu’elle s’était elle-même fixées pour son PSN, notam­ment une con­ver­gence par­tielle des droits à paiement et un paiement redis­trib­u­tif oblig­a­toire mais à 10% du bud­get du pre­mier pilier. 

Un accord finalement peu contraignant pour les États membres, que la France décline sans grande ambition dans son Plan Stratégique National (PSN)

L’accord trou­vé les 24 et 25 juin en tri­logues est in fine est loin d’assurer que les États mem­bres met­tront en œuvre une PAC plus juste.

Con­cer­nant l’a­mende­ment phare du Par­lement européen relatif à la con­di­tion­nal­ité sociale, le règle­ment prévoit finale­ment un sys­tème de sanc­tion pour les agriculteur·rice·s ne respec­tant pas les droits du tra­vail. Il ne s’agit pas d’une véri­ta­ble con­di­tion­nal­ité sociale, telle que prévue par l’amendement du Par­lement européen et défendue par la France, mais cela con­stitue un léger pas en avant vers la prise en compte des normes sociales dans la PAC. Par ailleurs, la mise en œuvre de ce sys­tème ne sera oblig­a­toire qu’à par­tir de 2025. La pla­fon­nement (comme la dégres­siv­ité) des aides directes reste fac­ul­tatif et ne s’ap­pli­querait qu’à par­tir de 100 000 euros d’aide.

Le com­pro­mis va cepen­dant plus loin sur la con­ver­gence : l’harmonisation totale de la valeur des paiements devient la règle, et la dif­féren­ci­a­tion l’exception ; excep­tion dans laque­lle la France fait le choix de s’inscrire. En cas de main­tien d’un sys­tème dif­féren­cié de droits à paiement (DPB), les États mem­bres devront oblig­a­toire­ment  par­venir à une con­ver­gence interne des DPB à 85% en 2026. Le proces­sus de con­ver­gence actuelle­ment gelé pour la péri­ode de tran­si­tion 2021–2022 devra repren­dre dès 2023. Le paiement redis­trib­u­tif est quant à lui ren­du oblig­a­toire et doit représen­ter min­i­mum 10 % du bud­get du pre­mier pili­er. Une déro­ga­tion est per­mise pour les États pou­vant prou­ver que les besoins de redis­tri­b­u­tion sont cou­verts par d’autres instru­ments, mais du pre­mier pili­er unique­ment. Enfin, le « sché­ma pour les petits agricul­teurs » reste fac­ul­tatif et est pla­fon­né à 1250 € par ferme comme pro­posé par le Par­lement européen, un mon­tant large­ment insuff­isant pour des pays au niveau de vie rel­a­tive­ment élevé comme la France.

Des arbitrages français largement alignés sur le minimum requis par le règlement européen 

Les arbi­trages ren­dus par Julien Denor­mandie à la fin du mois de mai vont être peu remis en cause par l’accord poli­tique en tri­logues. Le PSN français ne con­tien­dra pas de pla­fon­nement ni de dégres­siv­ité, et pas d’aide for­faitaire pour les petites fer­mes. Le paiement redis­trib­u­tif sera appliqué à 10% du bud­get du pre­mier pili­er, comme le prévoit le règle­ment, ce qui cor­re­spond à un statu quo du bud­get qui lui est actuelle­ment alloué. Quant à l’ouverture du « sché­ma pour les petits agricul­teurs », c’est une option qui n’a à aucun moment été envis­agée par le ministère.

En ce qui con­cerne la con­ver­gence interne des DPB, les arbi­trages annon­cés par la France en amont du com­pro­mis en tri­logues ne sont a pri­ori pas con­formes. Actuelle­ment en France,  tous les DPB présen­tent une valeur égale à 70 % du mon­tant uni­taire moyen prévu pour l’aide de base au revenu, et d’im­por­tants pro­grès ont été faits entre 2015 et 2020 pour réduire les écarts de paiement entre les dif­férents bassins de pro­duc­tion du pays, hérités de références his­toriques aujourd’hui obsolètes. Julien Denor­mandie avait annon­cé vouloir met­tre un frein à ce proces­sus de redis­tri­b­u­tion et souhaitait n’appliquer à nou­veau la con­ver­gence qu’en 2025. Il s’agit d’un point sur lequel la France sera vraisem­blable­ment amenée à revoir sa copie en avançant la date de mise en œuvre de la con­ver­gence pour se con­former au règle­ment européen, qui l’exige dès 2023.

 

Finale­ment, le règle­ment européen ne con­train­dra que très peu les États mem­bres à engager des mesures fortes pour que les aides de la PAC pren­nent davan­tage en compte l’emploi agri­cole plutôt que les hectares, génèrent moins d’inégalités entre pro­duc­tions ou ter­ri­toires et assurent le main­tien d’un mail­lage de petites et moyennes exploita­tions. L’instauration d’un sys­tème de sanc­tion pour les béné­fi­ci­aires ne respec­tant pas le droit du tra­vail est un léger pas en avant vers une meilleure prise en compte des normes sociales. Pour le reste, les États mem­bres pour­ront con­tin­uer à allouer la majeure par­tie de leur bud­get aux aides de base au revenu, alors que leurs con­séquences délétères sur l’agrandissement et la dis­pari­tion des fer­mes sont avérées. Ces aides ne seront pas oblig­a­toire­ment uni­formes sur le ter­ri­toire et pas non plus pla­fon­nées. Les pre­miers arbi­trages ren­dus en France s’ap­puient sur cette flex­i­bil­ité du règle­ment : le min­i­mum req­uis sera appliqué, sans grande trans­for­ma­tion par rap­port à la PAC 2015–2020. Des déci­sions très loin de répon­dre aux iné­gal­ités crois­santes qui tra­versent le monde agri­cole, entretenues par le sys­tème d’aides de la PAC.