La Cour des comptes européenne a pub­lié, ven­dre­di 5 juin 2020, un rap­port con­statant les résul­tats « lim­ités » obtenu par la Com­mis­sion européenne sur la préser­va­tion de la bio­di­ver­sité, et met­tant notam­ment en cause le manque de coor­di­na­tion de sa stratégie avec la Poli­tique Agri­cole Com­mune (PAC). Le con­stat de ces nou­velles lacunes dans la stratégie de l’UE fait écho à une précé­dente enquête con­duite par le New York Times (1, 2, 3, 4, 5), pub­liée entre novem­bre et décem­bre 2019 et démon­trant les impacts sur l’en­vi­ron­nement de la PAC ain­si que ses failles démoc­ra­tiques.

La PAC, un outil promoteur d’un modèle agricole destructeur ? 

Si les prin­ci­pales leçons retenues de l’enquête por­taient avant tout sur le cas des fraudes aux sub­ven­tions pra­tiquées en Europe de l’Est, des élé­ments relat­ifs aux impacts écologiques en France sont égale­ment à noter.

Aides à l’hectare et fuite en avant

Dans cette enquête, cinq jour­nal­istes du New York Times (Matt Apuz­zo, Selam Gebreki­dan, Ben­jamin Novak, Agustin Armen­dariz et Jin Wu) pointent la respon­s­abil­ité des aides attribuées à l’hectare dans le main­tien d’un sys­tème agro-indus­triel préju­di­cia­ble pour l’environnement : les sub­ven­tions à l’hectare inci­tent les agriculteur·rice·s à agrandir la taille de leurs fer­mes pour béné­fici­er plus large­ment de ces aides. Une exploita­tion plus grande les encour­age alors à se tourn­er vers des pra­tiques bien plus mécan­isées et rich­es en intrants. A terme, cette fuite en avant détru­it l’indépendance des agriculteur·rice·s et l’environnement.

“Ce n’est pas une défail­lance du sys­tème, c’est le système.”

Dans une con­férence trai­tant du manque de trans­parence de la PAC, Matt Apuz­zo explique cepen­dant que “ce n’est pas une défail­lance du sys­tème, c’est le sys­tème¹. En effet, la PAC a été conçue en péri­ode d’après-guerre pour répon­dre à un objec­tif : celui de pro­duire en grande quan­tité afin de faire face à un con­texte de famine. Aujourd’hui, cet objec­tif est tou­jours le même, les sub­ven­tions vien­nent donc logique­ment soutenir les fer­mes les plus pro­duc­tivistes sans que les quelques aides visant à verdir la PAC ne puis­sent faire une grande différence.

Cette con­cen­tra­tion des ter­res est égale­ment dénon­cée par la plate­forme Pour une autre PAC, qui souhaite pla­fon­ner toutes les aides à l’actif et major­er les pre­miers hectares ou les pre­miers ani­maux afin de stim­uler l’emploi agri­cole plutôt que l’agrandissement des fer­mes. Cela per­me­t­trait ain­si d’engager une tran­si­tion vers des mod­èles agroé­cologiques, plus pour­voyeurs d’emploi. De plus, selon la plate­forme, les critères d’allocation des aides PAC doivent non pas repos­er sur la pro­duc­tiv­ité mais sur une triple con­di­tion­nal­ité (envi­ron­nemen­tale, sociale et de bien-être ani­mal), ain­si que sur la rémunéra­tion des ser­vices ren­dus à la société. Le détail de ces propo­si­tions  est à retrou­ver par­mi nos douze pri­or­ités pour la PAC post 2020.

 

Aides à la destruction de l’environnement

Au delà du fait que le mod­èle agro-indus­triel, soutenu par les aides à l’hectare, ne per­me­tte pas d’engager la néces­saire tran­si­tion écologique et sociale du monde agri­cole, l’analyse du New York Times mon­tre qu’il existe une cor­réla­tion nette entre les exploita­tions les plus pol­lu­antes et celles qui béné­fi­cient le plus des aides de la PAC. En effet, selon des don­nées de l’U­nion européenne que se sont procuré·e·s les jour­nal­istes chargé·e·s de l’enquête, cela s’explique par le fait que les exploita­tions qui reçoivent le plus de sub­ven­tions sont aus­si celles qui utilisent le plus d’en­grais. Dans l’article “Killer Slime, Dead Birds, an Expunged Map: The Dirty Secrets of Euro­pean Farm Sub­si­dies”, la jux­ta­po­si­tion d’une carte mon­trant l’allocation des aides de la PAC et d’une carte mon­trant la pro­por­tion de nitrate dans les eaux de sur­face met en lumière cette relation.

“Il existe une cor­réla­tion nette entre les exploita­tions les plus pol­lu­antes et celles qui béné­fi­cient le plus des aides de la PAC.”

En France, ce phénomène est bien con­nu, notam­ment à tra­vers l’une de ses con­séquences : celle de la pro­liféra­tion d’algues vertes sur la côte ouest, qui a pour orig­ine l’apport exces­sif de nitrate issu du mod­èle agri­cole indus­triel bre­ton (apport d’engrais minéraux ou épandage d’effluents d’élevage dans les champs). Ces algues vertes, trans­portées par les fleuves côtiers dans la mer, réduisent le taux d’oxygène sous l’eau et relâchent un gaz tox­ique mor­tel une fois entrées en décomposition.

Un rap­port de Green­peace, daté de juil­let 2019 avait déjà traité la ques­tion du lien entre sub­ven­tion­nement de la PAC et algues vertes et pointait alors les dif­férents impacts de l’élevage indus­triel bre­ton sur l’environnement (déséquili­bre de l’écosystème et dégra­da­tion de la qual­ité de l’eau, asphyx­ie de la faune aqua­tique, impacts sur les oiseaux ou encore les coquil­lages dans les régions con­cernées,…), la san­té (pro­duc­tion d’hydrogène sul­furé met­tant en cause la mort d’un cheval et d’un employé munic­i­pal en 2009 puis de 36 san­gliers en 2013 et d’un joggeur en 2016) et l’économique (sur­veil­lance des côtes, ramas­sage, traite­ment de quelque 50 000 à 90 000 m³ d’algues vertes chaque année et per­tur­ba­tion de la pêche côtière).

Si le mod­èle agri­cole indus­triel suivi par la Bre­tagne² est régulière­ment remis en cause pour ses dom­mages, il faut rap­pel­er que ce sys­tème est entretenu par des sub­ven­tions de la PAC qui inci­tent à opter pour tou­jours plus d’intensification et une con­cen­tra­tion d’animaux sur des sur­faces tou­jours plus restreintes. L’enquête du New York Times, tout comme le rap­port de Green­peace, démon­trent qu’en Bre­tagne ou en Ital­ie du Nord notam­ment, les aides de la PAC sont majori­taire­ment ver­sées aux gros éle­vages indus­triels.

Face à ce con­stat, la plate­forme Pour une autre PAC porte des mesures faisant de la PAC une poli­tique de sou­tien à des sys­tèmes agri­coles qui respectent le bien-être des ani­maux et favorisent l’environnement et non pas l’intensification ou l’agrandissement des struc­tures qui con­tribuent eux à le détru­ire : attri­bu­tion de finance­ments impor­tants pour le main­tien et le développe­ment de l’agriculture biologique, impor­tance des aides à l’accompagnement de la tran­si­tion des fer­mes ain­si que de leur diver­si­fi­ca­tion et leur autonomie, allo­ca­tion d’au moins 40 % du bud­get du pre­mier pili­er aux paiements pour ser­vices envi­ron­nemen­taux et de bien-être ani­mal, … Retrou­vez plus d’informations sur nos mesures en con­sul­tant nos douze pri­or­ités pour la PAC post 2020.

PAC, argent public et enjeux démocratiques 

Au delà des impacts envi­ron­nemen­taux de la PAC, l’enquête menée par le New York Times a d’abord cher­ché à répon­dre à une ques­tion : où va l’argent des con­tribuables ? L’équipe de jour­nal­istes a ain­si pu not­er de nom­breux dys­fonc­tion­nements tels que des usages de l’argent pub­lic pou­vant se rap­porter à de la cor­rup­tion (straté­gies d’accaparement de ter­res au prof­it d’oligarques des pays de l’Europe de l’Est) ou au moins à des pra­tiques de ges­tions immorales (exploita­tion des failles européennes ou nationales à son pro­pre prof­it).  En out­re, la dif­fi­culté à répon­dre à cette ques­tion pointe la prob­lé­ma­tique du manque d’accès aux don­nées et donc au manque de trans­parence, de traça­bil­ité et de comptes ren­dus aux con­tribuables.

Pour repren­dre le cas des algues vertes sur la côte bre­tonne, il faut rap­pel­er que l’omerta autour de cette ques­tion est encore de mise aujourd’hui et l’i­den­ti­fi­ca­tion de son orig­ine sus­cite une lev­ée de boucliers sys­té­ma­tique de l’agro-industrie bre­tonne à ren­fort de sci­en­tifiques à la déon­tolo­gie sus­pecte et de ten­ta­tives d’intimidation des citoyen·ne·s et jour­nal­istes osant témoign­er.

L’enquête pointe égale­ment le manque d’adéquation entre les fer­mes rece­vant la plus grande part des sub­ven­tions européennes et les attentes des citoyen·ne·s européen·ne·s : savent-ils·elles qu’ils·elles finan­cent des pro­jets d’agriculture indus­trielle alors même qu’ils·elles sem­blent vouloir s’orienter vers une agri­cul­ture plus durable³ ? Matt Apuz­zo déclare ain­si, dans la con­férence déjà citée plus haut, que son enquête sur les finance­ments opaques de la PAC ain­si que sa requête auprès de l’UE pour un fonc­tion­nement per­me­t­tant une meilleure traça­bil­ité des sub­ven­tions visent à per­me­t­tre aux citoyen·ne·s de se ques­tion­ner. Ain­si, une fois informé·e·s, s’ils ressen­tent de l’incompréhension et de la colère face à ces révéla­tions, il faut en tir­er une con­clu­sion : la PAC ne répond pas à leurs attentes et celle-ci doit alors être réfor­mée en con­séquence.

En résumé, l’enquête du New York Times révèle des exem­ples fla­grants d’absence totale d’atteinte des objec­tifs visés, d’efficience, de cohérence et d’efficacité dans la ges­tion des aides de la PAC. Elle représente une éval­u­a­tion de cette poli­tique publique très sévère, qui appelle sans ambiguïté à sa réforme en pro­fondeur ! Pire, elle remet même en cause la légitim­ité de l’allocation des aides de la PAC dans un cer­tain nom­bre de cas qui, certes, ne représen­tent pas néces­saire­ment les plus nom­breux mais qui captent une part sig­ni­fica­tive du budget.

Dès lors, on con­state une con­ver­gence entre la lutte con­tre la cor­rup­tion (ou du moins l’exigence d’une meilleure traça­bil­ité des finance­ments) et la ques­tion sociale et envi­ron­nemen­tale. Ain­si, con­solid­er les don­nées de la PAC au niveau européen et ren­dre cela pub­lic per­me­t­traient de décel­er des phénomènes de cor­rup­tion mais aus­si d’identifier si les finance­ments ser­vent réelle­ment les objec­tifs atten­dus par les citoyen·ne·s européen·ne·s.

La réforme de la PAC actuelle­ment en négo­ci­a­tion est donc déter­mi­nante, à la fois pour faire évoluer ses objec­tifs mais aus­si pour y inté­gr­er des mécan­ismes démoc­ra­tiques tels que la prise en compte des attentes citoyennes et la lutte con­tre les con­flits d’intérêt grâce à la mise en oeu­vre d’une réelle trans­parence. Sans cela, les mesures envi­ron­nemen­tales et sociales prévues en par­al­lèle ne seront rien de mieux que des vœux pieux.

¹ “This is not a bug in the system, this is the system.”
² — La Bretagne “représente seulement 6 % de la surface agricole française, elle est la première région pour la production de lait, d’œuf, et de viande de porc, de volaille et de veau. Plus de 2/3 des exploitations bretonnes sont spécialisées en élevage, principalement bovin (39 % des exploitations) ou élevage hors sol de porcs ou volailles (24 %). (…) Dans le cas de la Bretagne, on estime que 90 à 95 % de l’azote du flux sortant des cours d’eau est d’origine agricole”.
³ — European Commission, Summary of the results of the public consultation “Modernising and Simplifying the Common Agricultural Policy”, 2017.