Depuis le début de la guerre en Ukraine, la profession agricole majoritaire, suivie par le gouvernement Macron, exerce un intense travail de lobbying visant à “libérer le potentiel de production de l’Union européenne pour compenser le manque de production de blé”. Si nous avons démontré l’inefficacité d’une telle stratégie productiviste pour répondre aux conséquences du conflit (voir notre article), celle-ci sert néanmoins de prétexte pour déroger aux règles actuelles de la PAC et pour revenir sur les quelques avancées environnementales de la réforme devant s’appliquer à partir de 2023.
La Commission européenne sous pression
Au travers du volet agricole du Pacte Vert, la Commission européenne ambitionne une transition agroécologique massive en Europe, à contre-courant de l’agriculture actuellement soutenue par la Politique Agricole Commune (PAC). Après avoir cédé une première fois, en n’imposant pas la conformité des projets de Plans Stratégiques Nationaux (PSN) de la PAC avec les objectifs de la stratégie “de la ferme à la fourchette”, la Commission européenne est maintenant sous pression, non seulement pour revoir cette stratégie dans sa globalité, mais aussi pour encore amoindrir ses exigences à l’égard des PSN des États membres.
En opposant le risque de famine aux contraintes de production que représenteraient les règles sociales et environnementales des actuelle et future PAC, les défenseurs de l’agriculture productiviste (COPA-COGECA et FNSEA) voient, en la guerre en Ukraine, une opportunité de protéger leurs intérêts à plus long terme. Dans ce bras de fer, le ministre de l’agriculture français, Julien Denormandie, est en première ligne lorsqu’il s’agit de porter ces revendications. Actuellement à la tête de la Présidence du Conseil de l’UE, il contribue largement à porter les demandes de levée des contraintes environnementales de la PAC pourtant déjà très insuffisantes pour assurer la durabilité de la production agricole.
Les reculs obtenus sur la PAC actuelle
Si la Commission européenne assure son attachement à la stratégie globale de l’UE en matière d’environnement, sa feuille de route visant à « préserver la sécurité alimentaire et renforcer la résilience des systèmes alimentaires » a pris une nouvelle dimension depuis l’invasion russe en Ukraine. Sur proposition initiale de la Présidence française de l’UE (PFUE) le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, indique que la mesure la plus importante du plan est l’autorisation à “déroger aux règles du verdissement de cette PAC pour cultiver les jachères en 2022”, tout en continuant à recevoir des aides. Plus précisément, la Commission propose ici la mise en culture des surfaces dites “d’intérêt écologique” (SIE = au moins 5% des terres arables des exploitations prévues par la PAC 2014–2020) qui servent à la mise en jachère (en moyenne 25% des SIE) mais surtout de réservoir de biodiversité (arbres et haies) nécessaire pour maintenir notre capacité de production sur le long terme.
Le grave non-sens écologique que représente cette mesure est accentué par la possibilité donnée au agriculteur·rices d’y semer ce qu’ils souhaitent (sans obligation de diversification ni même de cohérence avec l’enjeu de souveraineté alimentaire en marge du conflit ukrainien) et aux États membres d’autoriser l’utilisation de produits phytosanitaires sur ces terres. Si les ministres ont donné leur accord à cette proposition, celle-ci sera quasiment inutile pour espérer remplacer les surfaces russo-ukrainiennes qui pourraient venir à manquer, les jachères étant par nature peu productives et peu évidentes à exploiter. Sans le désastre écologique que représenterait l’arrachage des quelques haies restantes ou le retournement des prairies, le réservoir de terre est donc en réalité limité (2% de la SAU française).
Quitte à “sacrifier” des terres arables pour contribuer à l’effort de production, une stratégie moins impactante et plus efficace pour répondre à l’enjeu de souveraineté alimentaire aurait été de mobiliser les terres servant actuellement à la production d’agrocarburants (éthanol, biodiesel, méthanisation), qui “occupent” environ 5% de la SAU française et qui ne contribuent absolument pas à la production alimentaire.
Les reculs obtenus pour la prochaine PAC
Après s’être attaqué à la PAC actuelle, Julien Denormandie rejoint une nouvelle fois la FNSEA, en insistant sur la nécessité de revenir sur les quelques avancées environnementales de la prochaine PAC, pour permettre d’accroître la production de blé française. Il s’agit cette fois de supprimer la règle de conditionnalité obligeant de dédier une partie des surfaces agricoles à des éléments favorables pour la biodiversité. Les jachères sont une nouvelle fois pointées du doigt en estimant qu’elles devraient contribuer à l’effort de production mais en omettant que revenir sur cette mesure impacterait les surfaces dédiées aux arbres et aux haies.
La réforme de la PAC arrive à son terme et la Commission européenne doit maintenant rendre son avis sur les Plans Stratégiques Nationaux (PSN) des États membres. Cette étape représente normalement une opportunité de relever l’ambition générale d’une politique agricole qui ne brille pas par son progressisme, notamment au niveau environnemental. Alors que le commissaire à l’Agriculture a déjà pointé les insuffisances des PSN pour l’environnement et le climat, le ministre de l’agriculture français exerce, aux côtés d’autres ministres européen·nes, une très forte pression sur la Commission, en associant tout laxisme de sa part dans l’évaluation à un pas en avant pour répondre à la crise des céréales ukrainienne.
Lors d’un débat politique entre les ministres de l’agriculture européen·nes et la Commission (voir notre article), les États se sont succédé dans leur prise de parole pour effectuer peu ou prou la même requête : approuver rapidement et « sans heurt » les PSN en suggérant de ne pas prendre pleinement en considération les « lettres d’observations » dans lesquelles la Commission listera les éléments qu’elle souhaiterait voir modifiés dans chacun des PSN avant de les valider définitivement. Les États membres sont cependant tous soucieux d’obtenir une approbation rapide de leur plan, afin d’avoir une marge de manœuvre suffisante pour instrumenter la future PAC dans leur pays. Face à cette contrainte de calendrier, la Commission pourrait être tentée de jouer la montre et de conditionner une validation rapide d’un PSN au respect des recommandations formulées dans sa lettre d’observation. Cette stratégie ne sera cependant pas évidente tant la pression mise par le Conseil est forte, exigeant de la Commission qu’elle ne fasse pas la difficile.